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Commentaire de Véronique Duchesne

Ce film aborde la mondialisation de la santé à travers la reconfiguration du marché de la guérison. Dans tous les pays ouest africains, la stérilité ou le cancer, qualifiés de « maladies incurables », représentent à la fois un défi et une manne économique pour de nouveaux « entrepreneurs » de la guérison. Les deux thérapeutes présentés dans ce film sont à la tête d’un réseau dont l’un a son siège à Bongouanou (ville et chef-lieu de région dans le sud-est ivoirien) et l’autre à Abidjan. Docteur Diamana a recruté et formé de jeunes diplômés à Abidjan avant de les envoyer ouvrir une succursale de son Laboratoire Nature Santé dans une trentaine de villes en Côte d’Ivoire. Par ailleurs, son entreprise est adossée à un réseau confessionnel transnational dans la mouvance du néopentecôtisme [1]. Docteur La Victoire a, pour sa part, dans chacun de ses cabinets essaimés à travers le pays, un « frère » qu’il a formé et pouvant prescrire ses remèdes.

Ces deux thérapeutes concilient la nature, la science et la religion – même si c’est de façons différentes – et ont recours aux techniques de la communication pour se faire connaître. Si l’un a eu recours à la publicité artisanale et à un peintre calligraphe pour illustrer les pathologies qu’il traite (02:50), l’autre a désormais sur ses panneaux publicitaires des photographies couleur grand format (19:16, la photographie d’un appareil d’échographie côtoie, sans complexe, un énorme panneau publicitaire pour OBSEQ’PLUS). En revanche, tous les deux font le même usage des radios locales (rurales et urbaines). En Côte d’Ivoire, les témoignages comme preuves de guérison sont largement diffusés sur les ondes radiophoniques et hertziennes, voire sur Internet [2].

À travers ce film, il s’agit d’aborder les différents usages des média (radio, vidéo, …) par les praticiens de la médecine dite traditionnelle. Les deux thérapeutes présentés sont à la fois singuliers [3] et emblématiques d’une nouvelle façon de pratiquer la médecine dite traditionnelle. Ils ne sont pas ancrés dans un terroir – ils n’exercent pas dans leur région d’origine -, ils consultent en français et utilisent la nosologie biomédicale (autrement dit la médecine conventionnelle occidentale).

Pour ce film, j’ai été amenée à quitter la cour où réside l’herboriste Anzera Akouman pour aller à la rencontre des spécialistes de la stérilité dont les noms circulaient alors sur les ondes radiophoniques, via la route, en direction du centre-ville de Bongouanou puis de Yopougon, la plus grande commune d’Abidjan. Deux génériques de radio ponctuent le film : celui de Radio Moronou au tout début (00:10) et celui de Radio Fréquence 2 à Abidjan (13:29) ; les images qui accompagnent ces sons montrent des personnes (et aussi des bœufs) en train de se déplacer (à pied, à vélo, à moto, en voiture, en camion, …). Il s’agit d’évoquer en même temps la circulation de l’information (au niveau sonore) et celle des personnes (au niveau visuel).

Docteur La Victoire est originaire du sud-est du Bénin (département de l’Ouémé) et est arrivé deux ans auparavant en Côte d’Ivoire (en 2010). Lors de ma première visite à son cabinet, dans le quartier anyi de Bongouanou, seul son « frère » est présent, lui-même était parti chercher des plantes dans son village au Bénin (dans la commune de Dangbo) pour la fabrication de ses remèdes. Selon ses dires, en Côte d’Ivoire, les plantes ont perdu de leur pouvoir thérapeutique depuis que la terre a été souillée par la guerre et que les femmes ne respectent plus les interdits relatifs aux menstrues et à l’adultère notamment. Dès son retour à Bongouanou, je lui rends plusieurs visites au cours desquelles il accepte d’emblée ma caméra.

Sur le mur de son cabinet est affiché son certificat d’inscription au registre national des praticiens de la médecine traditionnelle en qualité de naturothérapeute. Concernant sa vocation de thérapeute, il me dit être « né avec ce signe » (dans le système de divination Fa [4]). S’il se déclare chrétien catholique, il précise en même temps « ne pas pouvoir oublier les vodun » (« les dieux de l’Afrique », selon son expression) car « ils font beaucoup de choses [bonnes]». Tout en étant scolarisé, il est resté aux côtés de son grand-père paternel, un thérapeute renommé pour les accouchements difficiles, qui lui a transmis une grande partie de son savoir. Il sait notamment distinguer trois types de « fibromes » et examiner le sperme après recueil dans un préservatif (lors des relations sexuelles). Après le décès de son grand-père, il obtient son baccalauréat (spécialité Biologie) puis quitte la cour familiale où son père est aussi un praticien reconnu. « Quand la tête est là, le genou ne porte pas le chapeau  », me dit-il : ce qui signifie qu’étant le fils, il n’avait pas le droit de concurrencer son père en matière de guérison. Après être resté auprès d’un confrère béninois dans une ville de l’ouest ivoirien (Man), il se rend à Abidjan (quartier Gonzagueville) puis à Abengourou (dans l’est ivoirien) avant de venir s’installer à Bongouanou. Il a des représentants dans plusieurs villes du pays (Divo, Yabayo et Grand-Lahou) et se déplace quand on l’appelle pour les cas difficiles. Il précise que ce sont les « esprits » qui parlent à travers lui, et évoque, lors d’une consultation, l’influence néfaste de la « femme de nuit » d’un homme marié à l’origine de son incapacité à procréer – cette entité invisible bien connue en pays anyi entrait d’ordinaire dans le registre des devins-possédés anyi (appelés komian, en anyi).

De son côté, Docteur Diamana a ouvert, en 2011, le Laboratoire Nature Santé dans la rue principale menant au centre de la ville de Bongouanou. Lors de ma première visite, il n’est pas là et je rencontre ces deux collaborateurs qui acceptent d’emblée ma caméra. La radio locale annonce sa venue à Bongouanou pour une « croisade » et le présente comme serviteur de Dieu et bio-médecin (car il pratique la médecine bio, naturelle !). Cet Ivoirien (qui ne me dira pas où il est né) représente la figure de l’entrepreneur qui a réussi. Dans les différentes interviews réalisées pour les médias nationaux, il se présente comme fils de paysan, benjamin d’une fratrie de douze enfants, catholique, converti à Jésus après le décès inexpliqué de deux sœurs rentrées au pays après leurs études à l’étranger (au Ghana et aux Etats-Unis). Il commence par être vendeur de savons dans des pharmacies. En 2000, il participe à la XIIIe conférence internationale sur le sida puis il crée en 2003 à son domicile, le Laboratoire Nature Santé. Il est membre de la Fédération des tradithérapeutes de santé et des naturothérapeutes de Côte d’Ivoire (FTSNCI) et a l’agrément pour exercer la phytothérapie. Il se présente comme spécialiste du traitement des maladies dites incurables, comme la stérilité et le cancer de la prostate, par des « potions personnalisées » à base de plantes.

Lorsque je me rends dans son cabinet à Abidjan (dans la commune de Yopougon) le même dispositif télévisuel qu’à Bongouanou est en place dans la salle d’attente. Et cette fois, le service de communication est de la partie. Sans que j’en sois avertie, il a loué les services de son cameraman attitré et d’un photographe chargé de réaliser un reportage sur ma visite (« la sociologue de la santé venue de Paris ») auprès des couples ayant eu un enfant suite à son traitement. J’accepte de jouer le jeu et monte dans sa voiture pour un long périple à travers différents quartiers d’Abidjan (Cocody, Angré, Riviera Anono). Un DVD du reportage m’est remis juste avant mon départ pour la France.

La « caméra participante » [5] permet de saisir et de restituer la façon dont une nouvelle génération de thérapeutes maîtrisant la langue française et le vocabulaire biomédical se met en scène lors des entretiens filmés. Ainsi certaines séquences, sans action spectaculaire, donnent-elles à voir une oralité en actes, telle la tirade pleine d’aisance et d’inventivité de l’un des agents du Laboratoire Nature Santé à Bongouanou vantant les bienfaits de ses médicaments (12:56). De même les prestations orales du Docteur Diamana empruntent tantôt au registre religieux, tantôt au registre scientifique, avec un vocabulaire biomédical hyperspécialisé et un débit de paroles rôdé aux interviews journalistiques. Sa voix télévisuelle se superpose même à sa voix en direct lorsqu’il me fait visiter son cabinet à Abidjan (14 :19). En plus d’un réseau de journalistes des média (presse écrite, radio et télévision), il sait également mobiliser son réseau personnel de patients (clients) satisfaits de ses services.

La caméra s’est avérée être une alliée puisqu’elle a accéléré le temps de la rencontre avec les thérapeutes et avec les couples de patients qui nous ont reçu à leur domicile. Accompagnée par Docteur Diamana et son équipe, je n’ai pas eu à gagner leur confiance, ce qui d’ordinaire prend un certain temps [6]. Par ailleurs, je n’ai pas eu peur d’être « instrumentalisée » lorsqu’il a fait appel à son caméraman – arrivé un peu en retard ! (14 :14 : Docteur Diamana : « Normalement il doit la prendre en train de prendre ! ») – puisque nous étions à égalité, chacun avec sa caméra, entièrement libre d’enregistrer ce qu’il voulait. Chacun a d’ailleurs fait entrer l’autre caméra dans son champ (à deux reprises dans mon film : à 19:23 et à 19:38). Il s’agissait pour ma part de montrer le dispositif communicationnel mis en œuvre lors de la visite improvisée à ses patients, et pour l’autre caméraman de montrer cette même visite filmée par une Française. Le film apporte ainsi la preuve (visible) de ma présence à ses côtés et peut désormais être diffusé sur les écrans du Laboratoire Nature Santé.

Le prélude du film a été réalisé différemment. En effet, la scène d’ouverture se passe dans la cour familiale de feu nanan Asemien Anzera, père de l’herboriste Anzera Akouman, à Kangandissou – ancienne capitale d’un royaume anyi devenu un quartier péri-urbain de la ville de Bongouanou – où je filme, depuis le début des années 1990, la vie tant rituelle que quotidienne (les enfants en train de jouer au devin-initié [7], la fabrication artisanale de remèdes à base de plantes et de kaolin et les vendeurs ambulants proposant leurs marchandises [8], les funérailles d’une devineresse-initiée de la famille [9]) et où ma présence et celle de la caméra y sont devenus familiers. À la différence de mes films précédents, cette fois-ci les protagonistes ne s’expriment pas seulement en langue anyi, la langue locale, mais aussi en français. Enfin alors que l’infertilité est au cœur de mes recherches, la parole singulière qui clôture le film suggère une autre histoire, juste ébauchée, celle d’une femme stérile socialement suite à son union avec un homme qui a refusé de soigner ses troubles érectiles. Ce récit fait écho au chant du générique de début (01:57) qui appartient au répertoire régional classique (le genre musical ahossi) et qui aborde la souffrance féminine attachée à la stérilité.

Post-scriptum. Depuis la réalisation et le montage du film, le gouvernement ivoirien a adopté, en Conseil des ministres, un décret qui interdit désormais tout acte de publicité aux praticiens de la médecine traditionnelle, tout en leur défendant de s’attribuer les titres de la médecine conventionnelle tels que « Docteur » ou « Professeur ». Ces deux dispositions intègrent le nouveau « code d’éthique et de déontologie des praticiens de la médecine et de la pharmacopée traditionnelle » (décret pris en application de la loi 2015-536 du 20 juillet 2015 relative à l’exercice et à l’organisation de la médecine et de la pharmacopée traditionnelles).

[1] La mise en scène de soi (costume-cravate, conférences filmées, …) dans les media audio-visuels et numériques est comparable à celle du pasteur télévangéliste nigerian Chris Oyakhilome, de l’Église Christ Embassy. Ce réseau d’églises créé au début des années 2000 à Lagos au Nigeria est présent sur les cinq continents et a sa propre chaîne de télévision.

[2] Un document audiovisuel du laboratoire Nature Santé posté sur YouTube a fait l’objet d’une analyse lors d’une communication orale au Colloque international AMADES (Association d’anthropologie médicale appliquée au développement), Dakar, Sénégal, (Duchesne, 2015).

[3] Même si « L’ethnographie, comme le cinéma, est condamnée à la singularité concrète » (Laplantine, 2007, Leçons de cinéma pour notre époque. Politique du sensible, Condé-sur-Noireau, Teaédre : 91), l’anthropologie audio-visuelle vise à atteindre un certain niveau de généralisation.

[4] Voir le texte accompagnant le film Le jour et la nuit : filmer une sortie de couvent de vodun à Adjarra (Bénin), (Dianteill, 2017).

[5] Cf. Jean Rouch, 1979, « La caméra et les hommes » in De France Cl. (dir.), Pour une anthropologie visuelle, Paris, La Haye-New York, Mouton & EHESS : 53-71.

[6] Il ne faut pas négliger aussi le rôle du narcissisme car beaucoup de gens aiment être filmés, comme l’a rappelé le documentariste Frederick Wiseman lors d’une interview.

[7] Jeu d’enfants ou rituel de possession ?, 2004, DV Cam, 9mn, CNRS.

[8] Vendeurs et soignants ambulants en pays anyi, 2003, DV Cam, 5mn, CNRS.

[9] Au pays où danse le kaolin, 2002, DV Cam, 53 mn, CNRS.

Les recherches de Véronique Duchesne s’inscrivent dans une anthropologie audio-visuelle sur la santé et la religion dans un contexte mondialisé. Elle mène ses recherches en Afrique de l’ouest et dans les diasporas africaines en France. Après avoir étudié la divination dans le sud-est ivoirien, elle a mené une recherche sur le recours à la procréation médicale par des couples africains en Île-de-France et réinterrogé les notions de « don » et de « mobilités thérapeutiques ». Elle conduit actuellement une recherche sur les recompositions de la « médecine traditionnelle » en Côte d’Ivoire.

Date de réalisation : juillet 2012
Durée du programme : 29 min
Classification Dewey : Sociologie et anthropologie
Catégorie : Documentaires
Disciplines : Anthropologie, Sociologie, Ethnologie
Langue : Français
Sous-titrages : Anglais traduction : Noal Mellott
Conditions d’utilisation / Copyright : Véronique Duchesne, 2015

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