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Commentaire d’Erwan Dianteill

Le golfe du Bénin, l’Ancienne Côte des Esclaves, est une zone d’intense mouvement de population depuis plusieurs siècles. Non seulement plusieurs royaumes s’y sont développés par des guerres de conquête, pour ensuite sombrer eux-mêmes victimes de la défaite, mais la traite transatlantique des esclaves à conduit à des razzias et des déplacements humains intensifs. La région de Porto-Novo, au Bénin, a été particulièrement concernée par ces déplacements démographiques associés à des transformations politiques, qu’il s’agisse de guerres entre royaumes voisins ou de conquêtes coloniales. A la frontière du Bénin et du Nigéria, dans le sud de ces deux pays, deux populations coexistent : les Goun et les Yoruba. Les Goun sont majoritaires du côté du Bénin (à Porto-Novo en particulier), c’est l’inverse du côté nigérian. Au Nigéria, la ville de Badagry est une exception goun en pays yoruba, et inversement, au Bénin, Adjarra est une exception yoruba en pays goun. Adjarra se trouve à dix kilomètres au nord-est de Porto-Novo, sur la frontière avec le Nigéria.

C’est dans cette petite ville que j’ai filmé un documentaire de 30 mns montrant plusieurs cérémonies du couvent d’Odudua, le 9 novembre 2010. J’y ai été conduit par Casimir Abode, un homme d’une cinquantaine d’années, maître-maçon et devin à Porto-Novo pratiquant le Fa [1]. Cet homme a aussi été initié comme dévot du dieu Obatala lorsqu’il était enfant dans ce temple. Il en est considéré aujourd’hui comme l’un des responsables, et c’est lui, en particulier, qui interroge Fa lorsqu’une décision doit être prise. Ce temple d’Odudua a la particularité d’être peuplé de Goun, alors que la majorité des divinités qui y reçoivent un culte sont d’origine yoruba. Ainsi, Odudua est le fondateur mythique de la ville d’Ifé au Nigéria, et on le tient généralement pour le créateur de l’humanité et spécialement le père de tous les Yoruba (en particulier dans la ville d’Ifé), mais certains considèrent plutôt cette divinité comme féminine (chez les gens d’Ekiti, un sous-groupe yoruba, par exemple), parfois même comme l’épouse d’Obatala [2] ou du prince Sho-ipashan d’Ifé [3] (c’est le cas à Ketu, ville yoruba du Bénin, au nord de Porto-Novo). Au milieu du XIXe siècle, le culte d’Odudua avait apparemment déjà pénétré dans la population goun, puisque Van Cooten, médecin à Badagry en 1850, y décrit une procession de trente-cinq personnes rendant hommage à cette divinité, identifiée à Olorun, le dieu suprême [4]. Badagry n’étant qu’à quelques kilomètres d’Adjarra, il est aisé de comprendre comment des adeptes d’Odudua ont pu s’installer un peu plus à l’ouest sur la même lagune.

La visite du temple commence par l’autel des jumeaux (0 :40), nommés hoho en goungbé. Il consiste en une petite hutte cimenté au fond de laquelle repose une grande quantité de petits récipients de terre cuite, couverts de farine de maïs et d’huile de palme. Comme à Ketu [5], les pots déposés là représentent les jumeaux vivants ; des statuettes de bois (non visibles dans le film), représentent les jumeaux décédés. L’autel suivant (1:00) est celui de Gu, dieu du fer et dieu forgeron : y sont déposés toutes sortes d’objets métalliques. C’est une divinité très populaire dans la région de Porto-Novo : on trouve ces autels aussi bien dans les propriétés privées que dans certains lieux publics. Tout sacrifice animal est placé sous son autorité, car il est le fil du couteau : « Gu lui-même n’est pas le fer, mais la propriété du fer qui lui donne le pouvoir de couper » [6]. Autant dire que presque toutes les activités rituelles d’un temple comme celui d’Adjarra passent par cet autel.

Casimir Abode nous laisse ensuite entrer dans la pièce dédiée aux divinités « blanches », descendantes d’Odudua (1 :10) : Yemaja, déesse des eaux ; Chango, dieu de la foudre ; Oké, divinité de la montagne ; Baba, c’est-à-dire Obatala, dieu de la création et du ciel ;  Oya, déesse du vent et des tempêtes [7]. Tous ces orisha sont bien connus des anthropologues, et on peut constater ici combien leur statuaire est remarquablement stable dans le temps. L’autel de Yemaja prise en photo par Pierre Verger à Ibadan en 1954 [8] est ainsi quasiment identique à celui du temple d’Adjarra.

Les divinités yoruba ne sont pas les seules à recevoir un culte dans le temple. Un peu à l’écart du premier ensemble bâti se trouvent des maisons où résident les initiés d’Odudua mais aussi de plusieurs autres dieux fon / goun (2 :50). Dan, le dieu serpent et Sakpata, dieu de la terre, sont mentionnés par Casimir Abode dans le film. Les novices de Dan sont en blanc, celles de Sakpata en ocre ; aucune d’elles ne doit s’adresser directement à un non initié, elle doivent passer par un truchement, habituellement le chef de couvent. Dan est nommé Oshumaré chez les yoruba, mais dans ce contexte, c’est bien son nom fon qui est utilisé. De même, Sakpata est connu sous le nom d’Omolou, de Shapanan ou d’Obaluayé chez les Yoruba, mais c’est bien son nom d’origine que l’on entend ici. Notons que ces deux divinités sont d’origine mahi selon Verger [9], une population vivant du côté de Savalou, dans le centre du Bénin.  Ce point manifeste à nouveau que les divinités peuvent très bien, dans cette région, être adoptées par des peuples voisins parlant différentes langues [10].

Tron est la dernière divinité présentée dans notre film par Casimir Abode (5 :12). On l’appelle aussi Thron Alafia dans la région ; l’un de ses premiers temples à Cotonou date de 1933 [11]. Tron est aujourd’hui intégré dans l’ensemble des cultes vodun, mais il a néanmoins des spécificités. Ce n’est pas un culte familial. A la différence de beaucoup de vodun, qui sont transmis de génération en génération dans une même famille, on peut facilement entrer dans ce culte sans avoir de lien de parenté avec le chef religieux. En outre, Tron est une divinité originaire du nord du Ghana, en dehors de l’aire culturelle fon / yoruba. Cela implique que le culte qui lui est rendu est sensiblement distinct de celui des autres vodun / orisha. Ainsi, même si Tron accepte le sacrifice animal, il ne prend pas d’alcool, mais de l’eau et des noix colas (bien visibles dans le film). C’est la seule divinité du vaudou que l’on dit musulmane, et l’on peut remarquer que l’épée servant au culte porte effectivement un croissant et une étoile (5 :32, dans la partie gauche de l’image), symboles associés à l’islam et fréquemment représentés dans les temples de cette entité spirituelle. Tron passe aussi pour une divinité de lutte contre la sorcellerie, et a pu être tenu pour une divinité exigeant une attention exclusive, prohibant le sacrifice à d’autres divinités. Barbier et Dorier-Apprill [12] considèrent ainsi que Tron Alafia fait partie des cultes que l’ « on peut les qualifier de post-coutumiers, dans la mesure où ils sont déterritorialisés, extra-lignagers, centrés sur une divinité unique, contrairement au vodun (Tall 1995), et où l’affiliation est un acte individuel volontaire qui ne requiert pas d’initiation spéciale ». Il faut nuancer cette affirmation, car on voit bien ici que Tron fait partie d’une totalité religieuse, car le temple fait bien partie des bâtiments dédiés aux vodun, et le chef du Tron participe activement à la procession d’Odudua vers la lagune, comme on peut le voir dans le film.

Après la visite du temple, on assiste à une première procession au son des tambours (7 :00), visant à déposer des offrandes alimentaires couvertes de farine de maïs et d’huile de palme, dans des morceaux de calebasses ; elles sont destinées à plusieurs Legba, dieu des carrefours, se trouvant à l’extérieur du temple (9 :35). Les offrandes sont portées par une novice d’Oya. A chaque étape, il est nécessaire d’interroger le dieu au moyen de noix de cola pour savoir s’il a bien reçu le don qui lui est fait. Les initiés dansent en rond (10 :15) puis l’on partage les colas pour les manger (13 :17) : ces graines ont un pouvoir de protection spirituel.

La deuxième partie du film est consacrée à une deuxième procession, qui va cette fois du temple à la lagune, et de la lagune au temple. Cette sortie du dieu Odudua a duré en réalité deux heures, condensées ici en 15 mns. La novice d’Oya porte cette fois un panier où ont été posés les objets de la divinité. Ces choses (notamment des pierres blanches et des calebasses, non visibles dans le film, car elles sont protégées par des étoffes) ne sont pas des représentations mais des supports de la substance et de la puissance de l’orisha. La novice porte le panier sur sa tête, manifestant ainsi par cet acte la nature du dieu, le mot « orisha » signifiant bien en yoruba « maître de la tête ». A partir du moment où on place le panier sur son occiput (14 :56), cette femme ferme les yeux et elle est possédée par son époux divin (la novice est nommée « iyawo » en yoruba, c’est-à-dire « la plus jeune des épouses »).

Gilbert Rouget a visité et photographié un temple d’Odudua (qu’il nomme Doudouwa) le 6 septembre 1966, dans le quartier Tokpota de Porto-Novo (qu’il nomme Tôkpôtô). Il écrit que « les doudouwasi vènèrent le caïman et pour ce faire se rendent à la lagune en portant sur la tête, non leur vôdun, car celui-ci n’est pas de ceux qu’on « porte », mais une calebasse »[13]. C’est bien un rituel équivalent auquel nous avons assisté à Adjara, ce qui n’est guère étonnant car les deux temples sont apparentés selon Abode. Néanmoins, je n’ai pas pu vérifier si les objets-supports de la divinité étaient bien présents dans le panier porté par la novice ; il est certain, en revanche, qu’elle en était possédée pendant toute la procession. Par ailleurs, Rouget signale à la même page que seules les femmes sont initiées dans le culte de cette divinité. Or, Abode a été novice dans son enfance, mais il peut s’agir d’une autre forme d’initiation.

Dans son trajet vers la lagune, chantant et dansant au son du tambour, la procession passe devant une église du Christianisme céleste (17 :39). On remarque en effet une statue de l’archange Michel, posée sur un portique. Le christianisme céleste est un mouvement prophétique chrétien fondé à Porto-Novo par Samuel Oschoffa en 1947 [14], et qui s’est ensuite fortement développée au Nigéria. L’archange Saint Michel y joue un rôle important, en premier lieu car c’est le jour de la Saint Michel, le dimanche 29 septembre 1947, que le prophète eut sa première vision. En outre, les temples du Christianisme Céleste ont une « pierre de Saint Michel » qui permet de neutraliser les puissances du mal, et où  l’on fait brûler des bougies ou des rameaux contre les maléfices. En tant que chef des armées divines, Saint Michel est ainsi le fer de lance de la lutte contre Satan, et il est invoqué systématiquement dans les prières [15]. Sa statue, placée à l’entrée du temple du Christianisme Céleste d’Adjarra, doit protéger les fidèles du diable. Alors que le culte de Tron est bien intégré dans le vaudou, ce n’est pas du tout le cas de ce mouvement religieux, qui est très hostile à toute religion autochtone africaine. La procession ne marque d’ailleurs aucun arrêt devant ce temple, et personne ne sort de l’église pendant le défilé.

Une fois embarqués sur des pirogues, les fidèles ont continué à chanter au son du tambour ; la navigation dura une demi-heure environ sur la lagune. En bordure d’une sorte de chenal, le groupe a procédé à des ablutions de purification. Une vidéaste / photographe nous accompagnait : elle prenait des images en vue de les vendre ensuite, soit aux participants, soit à un organe de presse. Cette jeune femme n’avait aucune relation particulière avec les membres du temple d’Odudua, elle s’était jointe à la procession lorsque nous avons traversé le marché du village. Cette situation est aujourd’hui extrêmement fréquente au Bénin, où tout événement public ou privé (mariages, funérailles, cérémonies religieuses…) est suivi par des professionnels de l’image. Il est aussi très fréquent que les participants eux-mêmes, prennent des photos ou des vidéos avec leurs téléphones.

Après les ablutions, le petit poulet attaché au paquet porté par la novice est lâché dans l’eau. C’est la seule offrande faite dans ce lieu. Le sacrifice peut sembler bien modeste, le volatile étant presque un poussin. Ajoutons qu’il n’est pas égorgé, comme c’est l’habitude, en versant son sang sur le réceptacle d’une divinité. L’animal est simplement abandonné dans l’eau (22 :45).

Sur le chemin du retour vers le temple, la procession s’arrête pour saluer d’autres Legba du village. Puis, à la nuit tombante, le paquet porté par la possédée est déposé à nouveau dans la pièce qui lui est dédié. La novice reste néanmoins sous l’emprise du dieu ; au son du tambour, elle danse, un sabre cérémoniel à la main. C’est une fille d’Oya, déesse combattante, voilà pourquoi elle utilise cette arme. Une partie de ces images est filmée en infrarouge, et ne correspond donc nullement à ce que voient les participants à la cérémonie. La possédée ne prend pas vraiment garde à cacher sa poitrine en dansant parce que personne ne la voit distinctement. Soudain, des femmes entrainent la danseuse à l’extérieur du cercle des tambourinaires, vers le lieu de résidence des novices. Je tente de la suivre, mais Casimir Abode me rattrape, car on ne peut filmer l’exorcisme, c’est-à-dire l’expulsion du dieu de la tête de la novice, ni le lieu où résident les novices. Le film s’achève par nos rires dans la nuit.

[1] Sur la divination de Fa, voir Bernard Maupoil, La géomancie à l’ancienne Côte des Esclaves, Paris, Institut d’ethnologie, 1988 (1943).

[2] Geoffrey Parrinder, Religion in an African city, Londres, Oxford University Press : 22-23.

[3] Ibid. : 495.

[4] Cité par Peter Mc Kenzie, Hail Orisha !, Leiden, Brill, 1997, note 35 : 217 ; note 218 : 499.

[5] Mikelle Smith Omari-Tunkara, Manipulating the sacred : Yoruba Art, Ritual and Resistance, Wayne State University Press, 2005 : 133.

[6] Melville Herskovits, Dahomey, an ancient African kingdom, Evanston, Northwestern University Press, 1967 (vol II) : 106.

[7] Pour un présentation didactique, illustrée de photos, du panthéon yoruba, voir Pierre Verger, Dieux d’Afrique, Paris, Hartmann, 1954.

[8] Ibid. : 311.

[9] Ibid. : 278 ; 350.

[10] Un adepte du vodun Foté est aussi présent parmi les novices (4 :28) ; c’est une divinité familiale, que je n’ai pas trouvé ailleurs au Bénin.

[11] Laurent Manière, « Les cultes de la kola dans l’Afrique précoloniale : trajectoires et appropriations d’un phénomène religieux », Revue Autrepart, n°56, 2010 :  206.

[12] Jean-Claude Barbier et Elisabeth Dorier-Apprill (2002), « Cohabitations et concurrences religieuses dans le golfe de Guinée. Le sud-Bénin, entre vodun, islam et christianismes. » in Pourtier R. (org.), Colloque Géopolitiques africaines, Bulletin de l’association des géographes français, juin 2002 :  223-236 (version en ligne non paginée).

[13] Gilbert Rouget, Initiatique vôdoun – Images du rituel, Saint-Maur, Editions Sepia, 2000 : 82.

[14] Voir Albert de Surgy, L’Église du Christianisme Céleste. Un exemple d’Église prophétique au Bénin, Paris, Karthala, 2001, et la recension d’André Mary, « Afro-christianisme et politique de l’identité : l’église du christianisme Céleste Versus celestial church of christ », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 118 | avril – juin 2002, mis en ligne le 02 mai 2003, consulté le 17 décembre 2014.  DOI : 10.4000/assr.214

[15] Sur le culte de Saint-Michel dans l’Eglise du Christianisme Céleste, voir Albert de Surgy, L’Eglise du Christianisme Céleste… : 52 ; 105-106 ; .241.

Les recherches d’Erwan Dianteill  portent sur les théories anthropologiques et sociologiques de la religion, sur les relations entre pouvoir politique et pouvoir religieux, sur les ressorts symboliques de la domination et de la résistance. Il mène des enquêtes sur les cultures afro-américaines (Cuba, Etats-Unis, Brésil), sur l’évolution des religions autochtones en Afrique Occidentale (Bénin) et sur les nouveaux christianismes. Plus précisément, il conduit depuis 2007 une recherche de terrain à Porto Novo sur la transformation d’une religion africaine dans la modernité urbaine : le culte de Fa.

Date de réalisation : 9 Novembre 2010
Durée du programme : 31 min
Classification Dewey : Sociologie et anthropologie
Catégorie : Documentaires
Disciplines : Sociologie, Anthropologie, Ethnologie
Langue : Français
Conditions d’utilisation / Copyright : Erwan Dianteill, 2016

Saison 1

[ Les films de cArgo #1] Le jour et la nuit : filmer une sortie de couvent de vodun à Adjarra (Bénin)
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