Commentaire de Alfonso Castellanos
Ce court-métrage a été tourné en 2014 dans le village de Lidara, situé à proximité de la ville de Orodara à 76 km de Bobo-Dioulasso. Il s’agit d’un village siamou, une population principalement établie dans les provinces de Houet et de Kénédougou dans le sud-ouest du Burkina Faso. Les habitants de Lidara parlent la langue sèmè, très différente du dioula, langue véhiculaire de la sous-région dans laquelle j’ai conduit mes enquêtes de doctorat. Le sens des échanges transcrits dans les sous-titres du film m’a été transmis lors de l’enquête, mais une fois le processus de montage entamé en France, il m’a été impossible de rencontrer un locuteur de cette langue pour traduire la totalité des paroles. Mon séjour à Lidara fut très ponctuel et ne dura que quatre jours. J’ai profité de ce temps pour filmer quelques séquences que j’ai visionnées ensuite avec des informateurs locaux tout en prenant des notes. Ce n’est que plus tard, à mon retour du terrain, que j’ai vraiment découvert le potentiel des images prises à Lidara. Ceci explique les difficultés à épuiser le sens des dialogues que contient le film. Produire un film ethnographique, on le sait, est un processus de longue durée qui peut entraîner des contrariétés dans la recherche, car on tend souvent à faire les découvertes dans le pire moment : quand le film n’est pas encore achevé, mais qu’il est trop tard pour retourner sur le terrain et le tourner différemment (MacDougall, 1982 : 8). Bien que confronté à ces difficultés, qui demeurent heuristiques pour penser le travail du montage audiovisuel, le film présente un trait essentiel de tous rites : il est doté d’une forte dimension esthétique, au sens large. Ce texte s’intéressera donc aux mouvements synchronisés des protagonistes ainsi qu’à la musique qui les accompagnent.
Plus spécifiquement, le film s’intéresse à l’enchaînement de différentes tâches lors du battage collectif de récoltes de fonio ainsi qu’aux régimes relationnels qui l’entourent. Le fonio (Digitaria exilis) est une céréale dont la consommation est particulièrement importante en Afrique de l’Ouest. Comme pour d’autres céréales (notamment le mil et le riz), les cultivateurs doivent battre les tiges coupées après les récoltes pour séparer le grain qui sera ensuite stocké dans le grenier. Certains effectuent ce battage dans l’enclos familial tandis que d’autres le font dans le champ où le fonio a été récolté ou, comme c’est le cas ici, dans un espace ouvert adjacent au champ. L’envergure du travail de battage demande habituellement la participation des membres de la famille élargie et des alliés matrimoniaux, mais aussi des amis avec qui on entretient des rapports d’entraide. Dans le film, le propriétaire du champ est accompagné par sa famille proche (mère, sœur cadette, enfants) et un groupe d’une douzaine d’hommes convoqués par un ami pour apporter du renfort. Les musiciens et les femmes présentes sont chargés d’insuffler de l’énergie aux cultivateurs durant les différentes phases du travail, menées ardemment en plein soleil. Le déroulement de cette activité comporte une dimension rituelle que ce texte invite à considérer au travers des gestes rythmés des participants. Ces gestes s’enchaînent dans un véritable déploiement chorégraphique et s’accompagnent, du début à la fin, de la musique dense et frénétique du xylophone, des tambours et des cloches. Le griot fait passer ses messages d’encouragement et chante des louanges célébrant l’endurance des cultivateurs.
Agriculteurs masculins, femmes et griots forment ainsi les principaux protagonistes du rite de battage. En effet, chez les Siamou (Sèmè), il n’y a pas de pouvoir centralisé. Malgré la présence d’un chef de village, descendant de la famille fondatrice, et d’un chef de canton à échelle administrative, l’organe principal de décision en ce qui concerne la vie politique et spirituelle des différents quartiers est le conseil des aînés. Comme dans plusieurs populations voisines, les cultivateurs ont le statut le plus élevé dans la hiérarchie sociale. Ils sont les pourvoyeurs de nourriture et sont considérés comme les protecteurs d’autres groupes professionnels tels que les artisans, les griots et les forgerons. Lors des travaux des champs, musiciens et chanteurs jouent un rôle de première importance dans l’encouragement des agriculteurs, car ce sont eux qui sont responsables des chants de louanges qui rythment les moments les plus durs des différentes activités physiques. De nos jours, ces pratiques deviennent de plus en plus rares, mais elles se maintiennent encore dans quelques villages de la sous-région.
Mon travail de recherche doctorale porte sur l’évolution des pratiques musicales dans la ville de Bobo-Dioulasso. S’il est essentiellement orienté vers des formes urbaines d’expression musicale, les transferts et les ruptures qui existent entre les pratiques rurales et urbaines sont traités en permanence. Il est impossible de comprendre les entrecroisements de régimes de valeurs distincts et les registres multiples de performance et de louange sans s’attarder sur la diversité des contextes d’exécution et des acteurs qui interviennent. Ce court-métrage vient donc — avec de nombreux autres exemples — illustrer une des modalités de performance musicale et de louange que l’on retrouve encore couramment dans les milieux ruraux de la savane ouest-africaine. L’objectif du film est en effet de documenter une performance musicale accompagnant une activité agricole en contexte rural afin de la contraster avec celles observables dans un contexte urbain. En ville, les performances musicales ont principalement lieu durant les fêtes privées et les concerts, des évènements au cours desquels les échanges entre louangeur et louangé se caractérisent par un affichage ostentatoire où l’exhibition monétaire répond d’une quête de prestige et de reconnaissance sociale. L’événement documenté dans La danse du fonio contribue ainsi à la réflexion sur les (dis)continuités des codes et des valeurs véhiculées dans les pratiques musicales de la ville et la campagne, ainsi que sur les facteurs qui expliquent leur rapprochement ou, au contraire, leur éloignement. En même temps, le film est matière à une réflexion épistémologique sur le dispositif audiovisuel que j’ai utilisé, notamment le style de montage.
La portée descriptive et heuristique d’un film est indéniablement liée à la manière dont l’anthropologue présente la réalité qu’il construit en interaction avec ses interlocuteurs sur le terrain. Le cinéma, on le sait bien, est avant tout un art du montage. De l’énergie investie et de la justesse des décisions concernant l’assemblage des séquences dépend la réussite du film. Le style de documentaire musical que j’envisage se rapproche moins de l’avis de Jean Rouch, pour lequel le monteur ne doit pas être familier du contexte de réalisation du film, que de celui de John Baily, pour qui le moment de l’édition est le plus important dans le processus de production et constitue une forme d’analyse des données en soi [1]. Au lieu de faire appel à un monteur professionnel et extérieur au processus de captation sur le terrain, l’ethnomusicologue lui-même doit réaliser le montage — ou tâche, du moins, de trouver un compromis collaboratif véritablement actif avec un monteur —, car une connaissance fine des codes musicaux est nécessaire pour respecter la structure des musiques enregistrées et pour donner le bon rythme aux séquences. C’est en effet lors du montage que ce type de récit cinématographique, qui est aussi un récit musical et chorégraphique reconstitué, prend forme et s’achève. Ce sont donc les choix que le réalisateur fera au moment du montage, plutôt que ceux qu’il aura faits au moment du tournage, qui vont s’avérer véritablement décisifs pour mettre en relief certains aspects plutôt que d’autres et pour transmettre des réflexions et des sensations particulières. Le pari avec La danse du fonio a été d’exploiter ce potentiel dans la transmission de l’émotion musicale en accordant la priorité à un séquençage dynamique capable de toucher le plus possible le spectateur par la manière particulière dont le mouvement des images et le son se trouvent assemblés.
Hugo Zemp attirait l’attention, dès les années 1980, sur le potentiel et la nécessité de l’outil cinématographique dans la transmission de « l’émotion musicale si difficilement saisissable par l’écrit » (1984 : 90). Or ce qui compte ce n’est pas seulement la restitution de la dimension sensible et esthétique par la puissance de l’image et du son, mais aussi l’appréhension de la dimension temporelle de la performance musicale et les « détails » des situations sociales en accordant toute la place à l’être humain lui-même (Piette, 2017). À travers mon expérience, je peux dire que l’audiovisuel m’a d’abord été utile en tant qu’instrument de documentation dans un sens plutôt archivistique, pour faciliter la collecte et le stockage d’informations. Mais, très rapidement, il est devenu un outil essentiel pour restituer l’expérience sensible et empirique au moyen d’une production de matériaux susceptibles de refléter l’« âme » de la musique. Il n’est bien évidemment pas impossible de transmettre cette dernière dimension à travers les écrits anthropologiques, mais les finalités de chaque support sont hétérogènes : l’un est orienté vers la production d’un texte scientifique, tandis que l’autre l’est vers la production d’un récit cinématographique. La situation idéale en anthropologie audiovisuelle consiste, me semble-t-il, à les rejoindre dans une relation de complémentarité. Ainsi, les dimensions descriptive et analytique du texte se trouvent enrichies par la dimension sensible de la captation audiovisuelle qui montre aussi bien le regard et l’intuition de l’ethnographe, que l’imprévisibilité inhérente à l’événement musical faisant émerger des individus — plutôt que des « types » (MacDougall, 1982 : 8) — dans leur corporalité, et laissant apparaître leurs visages, leurs voix et leurs mouvements de manière plus transparente.
Dans ce film, le travail collectif du battage du fonio est accompagné du xylophone siamou [2] (sɛmɛ ɲɛl), de percussions (noɛ, tiemo, kplene et kɛŋgɛn [3]) et de la voix de Bourehima Diabaté [4]. Différents rythmes de xylophone s’enchaînent, superposés à une polyrythmie principale jouée par les trois tambours et les cloches [5], et sur lesquels les chants sont d’abord adressés à l’ensemble des participants. L’intensité et le tempo vif des tambours entraînent ces derniers, qui doivent supporter la forte chaleur du soleil en respirant la poussière et les fragments végétaux soulevés par leurs gestes. Le groupe de travailleurs commence par battre des tas volumineux de tiges et d’épis que deux personnes étalent devant eux. Avec leurs longs bâtons de bois, les batteurs frappent le tas régulièrement et de manière organisée, suivant des patrons géométriques et linéaires. Au fur et à mesure que l’activité se déroule, leurs corps commencent à briller, enduits d’un mélange de sueur, de terre et de grains de fonio. Accompagné par les femmes qui font office de chœurs, le griot xylophoniste (kàá) leur dit de ne pas mollir et de donner le meilleur d’eux-mêmes. De leur côté, les batteurs émettent des cris d’enthousiasme en répondant par des interjections d’acquiescement (00:50).
La plupart des chants qui accompagnent les mélodies de xylophone jouées lors des travaux champêtres sont des évocations d’images où la force et l’énergie de la nature — Sɔɔ (« La course de chevaux »), Sondugu (« Le vent ») —, et la puissance des machines — Zanzo (« Le tracteur ») — constituent des analogies destinées à raviver l’endurance des batteurs. Ces images renvoient aussi à l’histoire de l’agriculture dans la région. Par moments, le chanteur insère les éloges adressés à une personne en particulier sur un air choisi, comme Fanjo (« Le roi des batteurs de fonio ») ou Ɲanaman tando (« Le respect des sages »). D’autres chants, comme Mi sɛnɛ wade se développent autour d’un proverbe : « On ne peut pas s’asseoir sur un tabouret en aiguille », ce qui signifie que les compliments sont dirigés vers quelqu’un dont on ne peut empêcher l’accomplissement de grandes actions. Au cours du battage, on peut voir certains batteurs se rapprocher du xylophoniste pour demander des chansons particulières. Ils profitent de ce moment pour se présenter publiquement et pour adresser des messages et des salutations à des personnes précises.
Concentrons-nous en premier lieu sur l’échange entre le propriétaire du champ, Bakary Traoré dit « Bako », et le griot xylophoniste Bourehima Diabaté (02:05). Des louanges sont d’abord adressées au propriétaire du champ dont une partie des récoltes pourra être revendiquée par les participants comme une dette à l’égard du travail fourni. Bako exprime ensuite ouvertement sa gratitude à tous ceux qui lui sont venus en aide. Suite à cela, Bourehima Diabaté va affirmer sa position d’intermédiaire pour diffuser les messages. Il répond en langage codé sur son xylophone [6] des phrases d’assentiment : manɔ (« c’est vrai »), tubara kala (« tu as tout dit ») et donne aussitôt des bénédictions pour tous les participants. Enfin, on peut également remarquer la modestie de la gratification qui lui est offerte (100 francs CFA = 15 centimes d’euro) [7].
Lors de l’échange suivant (07:40), un ami de Bako se réjouit, car la sécheresse les a épargnés cette année. Il explique ensuite que c’est lui qui, à la demande de Bako, a invité le groupe d’agriculteurs venus aider au battage. Tous ont alors été loués par le griot. Avant de reprendre le travail, l’homme demande une chanson dédiée à un ami. On peut voir à quel point la musique demandée le rend heureux, lui comme tous les autres travailleurs qui s’enthousiasment de la musique choisie.
La troisième demande de chanson (12:48) permet de rappeler que les travailleurs éprouvent le besoin de se restaurer. Cette stratégie de communication montre bien, non seulement le rôle du griot en tant que médiateur entre un émetteur et un récepteur, mais surtout la manière dont la musique fournit un support de messages. Ces messages prennent la forme de paroles d’une chanson (exemple : Klo fɔ in tɔ, « On a faim et soif ») qui sont adaptées à une situation concrète. La position d’intermédiaire du griot est intéressante, non seulement parce qu’elle interroge sa relation aux nobles, mais aussi parce que son rôle de médiateur permet de comprendre la façon dont se structurent les relations entre les personnes de même statut et entre celles de statuts différents. Par ailleurs, ce registre de langue médiatisée n’est pas, comme on l’a vu, sans passer par des proverbes.
Finalement (14:10), une dernière personne du groupe des visiteurs exprime publiquement le sens de la solidarité qui l’a mené à ce battage, tout en mettant en avant son propre prestige en tant que cultivateur reconnu localement, et même au-delà, en atteste la diffusion à la radio de nombreux éloges chantés pour lui. Sa condition de « noble » non étranger, appartenant à un lignage dont la profession traditionnelle est la culture des champs, est l’attribut par lequel l’homme se présente et projette de lui-même une image rendue publique et légitimée spontanément par le griot. On peut voir ici comment les hiérarchies masculines se définissent parmi les agriculteurs entre ceux dont les récoltes sont importantes comparativement aux autres qui ne peuvent pas faire l’ostentation desdites richesses. Du fait de ses éloges, la figure du griot joue le rôle d’intermédiaire incontournable dans ces compétitions masculines qui distinguent les grands agriculteurs des autres moins productifs. Après avoir remercié le propriétaire Bako en soulignant son honnêteté et sa gentillesse, l’homme demandera deux chansons pour les batteurs : Klon sal (« Encouragement énergique ») et Wɔɔ (« Je vais travailler sans arrière-pensées »).
Une fois cette étape terminée, les hommes éventent ce qui a été battu (16:38). Avec des palmes de rônier coupées préalablement, ils s’adonnent à une chorégraphie dont l’élégance ne peut nous échapper. C’est à ce moment que le rythme joué jusqu’alors change pour celui appelé Fɔnɔ, sur lequel on chante la mélodie Numu (« Le souffle »). Ce nouveau rythme n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’analogie entre le souffle, d’une part, et l’instrument de la forge et le travail du forgeron, d’autre part [8]. Les minuscules morceaux de tige, encore mêlés aux tas de grains, s’envolent définitivement grâce aux courants aériens que les batteurs produisent avec leurs éventails improvisés. S’érige enfin le produit final de la récolte au centre de la trouée ayant accueilli ces hommes qui, dans l’espace de quelques heures seulement, ont achevé ce travail colossal. La petite montagne de fonio contraste avec l’imposante cordillère formée par les tiges, où les enfants se livrent à des acrobaties aussi aisées qu’inoffensives. Ces tiges ne sont pourtant pas exemptes d’utilité, car elles nourriront les ânes et d’autres animaux domestiques pendant un bon moment.
Malgré la difficulté à analyser en profondeur les échanges langagiers, ce film montre comment se font les interactions entre différents acteurs sociaux dans un contexte rural où les codes musicaux et l’usage rituel des musiques pour rythmer les travaux collectifs se transforment moins radicalement qu’en ville. Effectivement, il reste encore des recherches plus spécialisées à réaliser concernant les transformations qui ont lieu en milieu rural pour mesurer les effets des médias comme la radio, la télévision et des technologies comme la téléphonie mobile et le mp3 sur les pratiques musicales. Cependant, on remarque un décalage considérable avec le contexte urbain où les chanteurs participent, à différents degrés, d’un véritable marché de la louange très souvent animé par des échanges mondains où le louangeur connaît mal les ressources orales et les clients pour lesquels il chante (Diawara, 2014 : 41-42). La présentation publique de la personne qui opère via le contenu des louanges du griot pour un client est effective grâce à l’évocation de certains marqueurs sociaux et individuels. Ces marqueurs sont issus d’un stock panégyrique fondé sur un ensemble de valeurs locales consensuelles et de genres populaires urbains diversifiés. Mais le marché de la louange et sa banalisation se caractérise non tant par l’affichage ostentatoire — documenté depuis longtemps par les explorateurs et les premiers anthropologues chez les populations ouest-africaines — auquel louangeur et louangé participent tous deux pleinement. Leur trait distinctif réside dans le caractère fragmentaire des marqueurs véhiculés dans les louanges, lesquels apparaissent en réalité comme secondaires : le véritable signe de réussite est attesté par l’affichage de symboles de la richesse et mesuré par le nombre de billets donnés ou reçus – pouvant facilement atteindre des centaines de milliers de francs CFA – devant des témoins (Cros et Mégret, 2017 ; Moya, 2004). Ceci ne veut pas dire que les critères de reconnaissance et la place sociale de l’individu (appartenance à des lignages nobles, réussite professionnelle, héroïsme, détermination dans l’action, générosité) ont été complètement abandonnés. Au contraire, ils s’entremêlent au sein d’un système de valeurs qui, paradoxalement, incarne l’opposition de principes moraux reconnus tels que « l’humilité, la soumission au groupe, le sens d’un partage raisonné » (Kolhagen, 2005 : 99). Ceci ouvre la voie à des comportements de plus en plus répandus dans la ville où la célébration du soi et l’exhibition des richesses matérielles constituent le soubassement de ce que Richard Banégas et Jean-Pierre Warnier (2001) ont appelé l’« éthos de la réussite ». La récurrence des topos de la réussite économique, de la célébrité, de la visibilité médiatique, de l’amour romantique, se mêle ainsi à ceux du respect des aînés et de la parole d’honneur, de la piété religieuse — notamment islamique [9] —, et de l’acceptation de la souffrance, faisant preuve des multiples façons dont les individus construisent leurs récits. Un tel processus rend alors compte de l’« alternance de codes » caractéristique des sociétés postmodernes (Manuel, 1995 : 238), produite par des patrons de consommation médiatique très diversifiés et par l’écoute de musiques syncrétiques où des couches de signification hétérogènes se trouvent amalgamées.
Certes, La danse du fonio ne nous montre pas directement ce dernier aspect concernant les comportements et les habitudes autour du phénomène festif et musical dans le milieu urbain. Dans ce film, j’ai cherché à « laisser parler l’image » (Colleyn, 2012 : 463) afin que le spectateur puisse s’imprégner de l’énergie dégagée par les personnages. Dans cette dimension rythmique accentuée par le style de montage utilisé, l’objectif a été de mettre en relief la synchronie entre les sons musicaux, le travail physique imprimé sur la matière végétale et les gestes des participants dans leurs interactions. Cette orientation esthétique révèle les subtilités dans les manières d’interagir des individus sous l’emprise de la musique, tout en cherchant à transmettre le dynamisme et l’intensité des actions qui se déroulent dans l’événement. Dans cette atmosphère particulière de la campagne burkinabè, on peut être témoin des relations de solidarité au sein d’une communauté locale qui font des travaux agricoles une tâche un peu moins ingrate. Sans pour autant brosser un tableau idyllique ni négliger la complexité de l’organisation intravillageoise et des clivages sociaux actuels qui nécessitent une discussion plus longue, ces images prises à la volée n’exposent pas moins la joie de se donner aux autres et d’exister en dehors de soi-même grâce à la musique.
[1] Les deux réalisateurs sont cités par Hugo Zemp (1992 : 112-113).
[2] En milieu siamou il existe trois types de xylophones pentatoniques : le balafon siamou (sɛmɛ ɲɛl), considéré comme l’exemplaire « autochtone », le balafon toussian (sha ɲɛl) et le balafon bambara/dioula (bambar ɲɛl), ces deux derniers empruntés au fil du temps en raison des échanges réguliers avec les populations voisines. La célèbre pièce « Orodara Sidiki », tant écoutée dans les cabarets de Bobo-Dioulasso et même ailleurs (Côte d’Ivoire, Mali, Sénégal), fut composée sur le balafon dioula et chantée en langue dioula pour le chef siamou Sidiki Traoré à l’époque où le gouvernement colonial déployait son administration (ca. 1930.
[3] Ce sont, respectivement, des tambours cylindriques de différente taille (du plus grand au plus petit) et une cloche métallique.
[4] Selon les informations fournies par des membres de la famille, l’ancêtre des griots Diabaté de Lidara est parti de Bamako (Mali) au début du XXe siècle pour s’installer à Sikasso, puis à Orodara. Des liens d’amitié le menèrent ensuite à Lidara, où il reçut une terre de la part de son hôte et s’y implanta définitivement. Les Diabaté ne sont pas les seuls griots du village, mais ils sont devenus les plus nombreux malgré la présence d’autres familles de musiciens professionnels.
[5] Le nom de ce rythme est fuɲo (« fonio »). Les tambours le joueront durant tout le battage et ne changeront de rythme qu’au moment d’éventer le grain. Il s’agit d’un rythme très rapide, que certains musiciens comparent avec le jansa mandingue, un rythme festif très populaire dans la sous-région.
[6] La mise en musique de la langue sur le xylophone est une ressource amplement exploitée en Afrique. Elle consiste à un remplacement des hauteurs du langage (langues tonales) sur le xylophone. Ce type de procédés a été analysé en profondeur par Hugo Zemp (2004) à propos du cas sénoufo.
[7] À la différence de la ville, où les dons se concentrent sur l’argent (les sommes peuvent être très élevées) et sur certains biens précieux (textiles haut de gamme, voitures, et même des villas), les gratifications les plus importantes pour les griots en milieu rural sont les céréales et les textiles. La pièce de monnaie aurait donc une valeur plutôt symbolique, mais non de moindre importance, car c’est par elle que se matérialiserait la demande formelle entre client et musicien.
[8] En langues mandingues, numu est le terme pour forgeron. Le même terme a été emprunté dans la langue toussian tandis qu’en siamou, on le nomme fɔnɔ. Le rythme fɔnɔ est également joué pour accompagner le travail de la forge.
[9] Tandis que bonne partie des Siamous se sont convertis à l’islam depuis la dernière moitié du XXe siècle, les croyances et les rituels préislamiques sont encore très présents. Il n’est pas de même dans nombre des villes ouest-africaines (Bamako, Bobo-Dioulasso, Bouaké, etc.) où le phénomène de réislamisation s’est répandu de manière frappante. Les acteurs clés de cette réislamisation que sont les prêcheurs et les « marabouts », ainsi que les discours et les musiques qui l’ont accompagnée, occupent une place de premier plan dans l’espace public de ces villes.
Alfonso Castellanos est un chercheur postdoctoral dans le cadre du projet ANR AFRINUM : Cultures du numérique en Afrique de l’ouest : musique, jeunesse et médiations
Date de réalisation : 2019
Durée : 19 min.
Disciplines concernées : Anthropologie, Ethnologie, Ethnomusicologie.
Langue : Sèmè.
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