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Commentaire d’Alexandra de Sousa

Revisiter Naître Bijago 30 ans plus tard.

Introduction

Les Bijago de Guinée-Bissau sont les habitants des îles du même nom et leur nombre est évalué à quelques 30.000 personnes, soit 2% de la population totale du pays. Ils vivent très largement en autosubsistance, d’agriculture et de pêche. Les Bijago sont divisés en quatre clans matrilinéaires. Leur organisation sociale repose principalement sur un cycle rituel à l’origine d’un système de classes d’âge masculines impliquant des prestations constantes de riz, d’huile et de vin de palme, de poissons, d’habits et d’alcool de canne à sucre (kana). Pour être considéré comme un adulte et pouvoir se marier, un garçon doit avoir été initié, et, dès ce moment, le cycle rituel se poursuit jusqu’au-delà de la mort, lorsque l’homme accède au statut d’ancêtre. Les femmes connaissent leur propre cycle initiatique, à cette particularité près qu’elles progressent tout au long de ce processus en incarnant des garçons ou des jeunes hommes morts avant d’avoir été initiés. Toutes les femmes bijago sont donc appelées à être possédées par l’esprit d’un homme prématurément disparu. Les femmes bijago jouent un rôle réparateur dans le cycle de vie, essentiel à l’équilibre socio-culturel de la société.

Naître Bijago est un film documentaire tourné en 1992 sur les Bijago de Guinée-Bissau, leur système socioculturel et leur cycle de vie. Le discours de deux jeunes dans le film, Dina et Tempo, annonce les changements qui se sont produits depuis le tournage. Les jeunes, de plus en plus attirés par la ville de Praça de Bubaque, par la capitale Bissau et par l’étranger, sont tentés de se trouver une nouvelle identité en s’émancipant de leurs aînés[1].

Le film part d’une naissance dans une famille résidant sur l’île de Bubaque[2] et se termine par un décès. Les deux thèmes, on s’en apercevra, s’entremêlent. Grâce à une série de courts épisodes, le film nous fait découvrir quelques-unes des règles sociales et culturelles de la société bijago, les trajectoires individuelles des personnages et les désirs d’émancipation des jeunes.

Le cycle de vie

Un enfant vient de naître. Grâce au récit de Tempo, le père du nouveau-né, nous rencontrons César, le grand-père de l’enfant et beau-père de Tempo, Joanna, la grand-mère infirme et belle-mère de Tempo, Isabel, l’épouse qui vient d’accoucher de son premier enfant, et Domingas, la belle-sœur malade. L’union de Tempo et d’Isabel est aux limites de ce qui est socialement acceptable chez les Bijago. Tempo, nous explique comment il est tombé fou amoureux d’Isabel. Une fois son amour cristallisé, il n’a pas pu s’empêcher d’abandonner son village et sa propre famille afin d’emménager chez ses beaux-parents et d’avoir un enfant avec Isabel. Or cette union est contre les règles sociales qui imposent aux jeunes hommes et aux jeunes femmes d’avoir été initiés avant de se marier et de devenir parents. Tempo appartient encore à la classe d’âge des cabarro (non-initiés) et devrait être initié pour devenir camabi (initié), afin de s’unir dans les règles et d’exercer ses droits de paternité. En effet, seuls les initiés disposent de certains droits économiques, sociaux et spirituels, comme celui d’honorer les esprits et de devenir ancêtres après leur mort.

Une jeune femme au visage dur et fermé arrive en dansant de manière saccadée, frappant le sol de la plante de ses pieds de manière virile, chantant d’une voix grave et réclamant du vin. Elle incarne Tète, un jeune homme mort vers 1966 pendant la guerre d’indépendance contre le Portugal. Son esprit est venu s’incarner dans le corps de la jeune femme pour terminer son initiation (fanado). Chez les Bijago, les esprits (orebok[3]) des hommes décédés avant leur initiation constituent une menace sérieuse pour l’ordre social. Traînant la nuit et pleurant autour des villages, ces esprits peuvent nuire aux récoltes et provoquer des maladies parmi les villageois. La menace qu’ils font peser sur la collectivité persiste jusqu’à ce qu’ils soient pleinement initiés et atteignent la classe d’âge leur permettant de rejoindre l’au-delà et de devenir un ancêtre. Ce sont des femmes qui, possédées par l’esprit du mort, vont leur permettre d’achever leur initiation. « Porteuses » de l’esprit des morts, elles vont alors être appelées « défunts » (défuntos). Toutes les femmes sont ainsi possédées par l’esprit d’un garçon ou d’un homme mort prématurément. C’est à elles qu’il incombe de clôturer le cycle de vie de ces hommes et d’assurer leur ancestralisation. Cette initiation est donc une initiation réparatrice, lors de laquelle l’identité féminine des possédées disparaît au profit de celle, masculine, de l’esprit qui les possède.

Au cours des danses rituelles, les defuntos se distinguent par leur tenue, faites de jupes longues, volumineuses, en paille incolore, et leur attitude de guerriers agressifs, bruyants et assoiffés de vin. On remarque rapidement à quel point les danses des défuntos aux allures de cavaliers diffèrent radicalement de celles que les jeunes femmes, vêtues de jupes de fibres très courtes et colorées, exécutent habituellement. Les esprits des jeunes hommes qui les possèdent parlent un langage codé que seuls les initiés peuvent comprendre. Et, bien sûr, le defunto ne reconnait aucune des relations de sa « porteuse » : ni sa famille ni même ses enfants. La substitution des identités des personnes et des sexes crée souvent des conflits, en particulier lorsque l’initiation arrive tardivement dans la vie de la jeune femme, alors qu’elle est enceinte ou déjà jeune mère allaitante. Je travaillais dans l’archipel des Bijago en tant que médecin et j’étais souvent appelée pendant la nuit dans des huttes secrètes en forêt où les défuntos se reposaient dans le corps de ces jeunes femmes déjà mères, ou futures mères, qui luttaient pour éviter les naissances prématurées ou pour pouvoir nourrir leur bébé en cachette. À la nuit tombée, les villageois se réunissent pour célébrer ces initiations post-mortem. Les parents proches des défuntos les aident dans leurs corvées, tandis que les autres villageois jouent du tambour et chantent pour les encourager « à ramer le canoë » qui les emmènera sur la terre des ancêtres. Ces esprits des morts accompliraient alors un voyage maritime entre les différentes îles jusqu’à leur arrivée à l’île d’Unhocomo, la plus occidentale de l’archipel, d’où ils passent dans l’au-delà. En voyant Tète qui danse parmi les possédées, son père, Joao Pereira, s’approche pour signaler qu’il reconnaît son fils défunt. Après l’avoir observé(e) exécuter une intense danse acrobatique, il rejoint le cercle de danse et pose sur Tète un long regard ému, auquel le défunt, répond en se courbant en signe de respect. La reconnaissance publique de la présence du mort et la confirmation de son identité libèrent ainsi la femme défunto de ses fonctions pour la nuit : la possédée est donc « relâchée ». Le lendemain matin, de retour dans la belle-famille de Tempo, nous apprenons qu’Isabel et sa sœur Domingas ont réussi jusqu’à présent à éviter la tâche de « prendre un défunt », c’est-à-dire de porter l’esprit d’un mort. Isabel, parce qu’elle vient d’accoucher, et Domingas, à cause de sa maladie. Leur père, César, raconte comment le destin de Domingas a changé lors de son premier accouchement : selon lui, elle aurait été ensorcelée par une femme du village, jalouse de sa beauté. L’enfant a survécu, mais il est né avec un handicap physique et mental. Comme Domingas ne pouvait pas l’allaiter, sa cousine Dina l’a fait. La situation se répète avec son deuxième enfant, la petite Fala, qui souffre de malnutrition sévère en raison de l’incapacité de sa mère à la nourrir. Un échange tendu s’ensuit entre César, le père de Domingas, et Ramiro, son gendre et père de Fala. César accuse Ramiro de ne pas avoir apporté le lait dont son propre enfant a besoin, jusqu’à ce que Joanna, la grand-mère, une femme généralement plutôt calme, blâme Ramiro pour ses défaillances par rapport à ses obligations familiales et sociales.

Le film nous conduit ensuite dans la forêt, un endroit où les anciens se réunissent en conseil (grandesa) pour boire, fumer et discuter des affaires du village. Les jeunes hommes et les jeunes femmes passent une grande partie de leur jeunesse à offrir aux aînés de la nourriture, du vin de palme, de l’alcool de canne et du tabac. Toutefois, ces « payements de grandesa » s’intensifient lors des initiations, qu’elles se produisent de leur vivant par les jeunes cabarros ou après leur mort par l’intermédiaire des femmes défuntos. Honorer les anciens est une part essentielle de l’initiation des jeunes bijago. Outre les offrandes matérielles, les « payements » impliquent également d’accomplir des tâches ménagères et de se soumettre à des humiliations et des épreuves physiques. Lors d’une de ces séances initiatiques, Tempo a été si sévèrement battu qu’il a dû être opéré de la main, mais le courageux cabarro a enduré les coups et la douleur sans jamais se plaindre. Cependant, tous les jeunes ne se soumettent pas si gracieusement comme Tempo aux épreuves de l’initiation. Dina, jeune femme forte et indépendante, explique que la plupart des jeunes sont si fatigués des initiations et de la domination des anciens qu’ils aspirent à quitter le village pour la ville où ils espèrent mener une existence aisée et plus libre. Dina elle-même a poussé son partenaire à trouver un emploi en ville, mais elle s’impatiente du fait qu’il ne trouve pas les moyens de les libérer. Elle est consciente des dangers du départ et se souvient de l’histoire d’un jeune cabarro d’une île voisine qui, défiant le système, était parti avec ses épouses mais n’avait pas pu maintenir ses enfants en vie. Selon Dina, ce sont les vieux qui les auraient tués par vengeance, une accusation qui dévoile bien la pression exercée par les anciens pour maintenir leur pouvoir et leur contrôle sur la vie sociale, politique, judiciaire, économique et spirituelle des jeunes générations. Le père de Dina, Bras, est un guérisseur connu et respecté, dont César est l’assistant. Tous deux ont été appelés dans une autre île par la famille d’une enfant malade. Le traitement consiste en une série de gestes chorégraphiés accompagnés de l’énoncé du nom de l’enfant malade et celui de certains membres féminins de sa famille, tout en faisant des nœuds dans une corde que le guérisseur noue autour de la taille de l’enfant. Dans la maladie, comme dans la mort, ainsi que le rappelle Marc Augé à partir d’un cas ivoirien, « les rapports de force et de sens entre parents ou alliés sont appréciés et réaffirmés »[4]. Ces évènements apparaissent donc comme « des objets d’interprétation et l’occasion d’une épreuve de force »[5].

Au retour au village des deux hommes, nous apprenons la mort de Fala, la fille de Domingas. Pour Bras, sa mort est due à un acte de sorcellerie. Personne n’aurait osé prendre la vie d’un membre de sa famille en sa présence, mais les sorciers ont profité de son absence pour tuer le bébé. Tempo, inquiet par ce que tous interprètent comme une attaque en sorcellerie, fabrique des bracelets de protection pour sa femme et son enfant. Toutefois, la mort de Fala reste dans le registre de la sorcellerie, en-deçà d’un cycle de vie qui n’a même pas commencé. Son esprit ne reviendra pas parmi les vivants pour posséder une autre personne afin d’être initiée, et Fala ne transportera pas l’esprit d’un jeune homme bijago entre l’archipel et la terre des ancêtres. En fait elle ne participera pas à la circulation des esprits entre la vie et la mort.

Par rapport à la littérature consacrée à la possession, les Bijago offrent l’exemple unique d’un complexe rituel au terme duquel les femmes parviennent au statut d’adulte par la possession post-mortem d’un homme prématurément décédé. Elles sont ainsi chargées du processus d’ancestralisation des hommes qui ont disparu avant d’avoir été pleinement initiés. Sans cette permutation rituelle des rôles, les hommes décédés avant la fin de leur cycle initiatique risqueraient de hanter la société des vivants à l’image de mauvais morts, les morts errants. Il est indéniable que les femmes bijago détiennent, du fait de ce rôle clé dans les rituels de possession et d’initiation des hommes prématurément disparus, une position de pouvoir. Elles sont un régénérateur essentiel au cycle de la vie et de la mort chez les Bijago. Elles n’assurent pas seulement la vie biologique par la maternité, mais elles restaurent aussi par la possession la circulation des esprits dans leur voyage entre les îles de l’archipel et la terre des ancêtres.  Ce film qui se déroule au sein d’une famille nucléaire, en commençant par une naissance et se terminant par la mort d’un enfant, expose les rôles générateur et réparateur des femmes dans cette société.  Naître Bijago se présente ainsi comme une contribution permettant de mieux comprendre la nature réparatrice et singulière de la possession bijago, une modalité de la possession probablement unique au monde, ainsi que l’équilibre des pouvoirs entre femmes et hommes.

1] Bordonaro, Lorenzo I. 2009. « Culture Stops Development! »: Bijagó Youth and the Appropriation of Developmentalist Discourse in Guinea-Bissau ». African Studies Review, Sep., Vol. 52, No. 2, Guinea-Bissau Today, pp. 69-92

[2] Les Bijago partagent de nombreux traits communs, mais il existe également des différences linguistiques et culturelles selon les quatre clans dispersés dans les îles de l’archipel bijago. Sur les 88 îles et îlots, seulement 20 sont habités en permanence.

[3] Les mots bijago sont laissés au singulier.

[4] Augé M., 1973, « Un jeune homme de bonne famille », Cahiers d’Études Africaines, 19/1-4 : 178

[5] Ibid. : 180.

Jean Paul Colleyn est anthropologue, membre de l’IMAF et directeur d’études retraité de l’EHESS. Ses travaux de recherche portent sur l’art et la religion en Afrique de l’Ouest (Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire, Togo).


Catherine de Clippel est photographe, ainsi que réalisatrice et productrice de films documentaires, pour lesquels elle a collaboré avec plusieurs anthropologues en Afrique de l’Ouest
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Alexandra de Sousa est chercheure en médecine et en anthropologie, elle a notamment travaillé sur la maternité chez les Bijago de Guinée-Bissau. Elle est aujourd’hui chef de bureau adjointe de l’OCHA en Éthiopie.

Titre : Naître Bijago.
Date de réalisation : 1992
Durée : 40 min.
Disciplines concernées : Anthropologie, Ethnologie.
Langue : français, bijago.
Copyright et conditions d’utilisation : Jean Paul Colleyn, Catherine de Clippel et Alexandra de Sousa, 1992. Tous droits réservés.

Saison 1

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