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Commentaire de Jean-Paul Colleyn et Alexandra de Sousa

Le Voyage des âmes (archipel Bijago, 1992)

Les îles Bijagos font partie de la Guinée Bissau. Elles ont été le théâtre de luttes incessantes, entre les différentes îles, contre les peuples de la côte et plus tard contre les colonisateurs européens. La littérature coloniale faisait aux hommes Bijagos la réputation d’être avant tout des guerriers et des amateurs de vin de palme. Aussi loin que l’on remonte, l’archipel ne fut jamais isolé, il fut même une plaque tournante de la traite d’esclaves.
Les Bijago ont déjà fait l’objet d’une publication dans « Les Films de cargo », sous le titre Naître Bijago1 . L’introduction qui leur était consacrée reste valable pour ce second film, Le voyage des âmes, qui a été tourné à la même époque, en 1992, alors qu’Alexandra de Sousa préparait son master d’anthropologie et travaillait à temps partiel à l’hôpital de Bubaque. Depuis, la vie dans l’archipel a quelque peu changé. Davantage de jeunes ont migré vers le continent, temporairement ou définitivement et quelques hôtels ont été construits à Bubaque, même si le tourisme reste encore confidentiel. Depuis 2013, une église évangélique ne cesse d’arracher des jeunes et des moins jeunes au cycle d’initiations qu’imposent les traditions ; d’autres s’en détournent spontanément. Naître Bijago abordait le thème du cycle de vie, Le Voyage des âmes le prolonge, car chez les Bijagos, la disparition du corps physique ne marque pas la fin d’un échange de substances et de forces entre les vivants (qui sont déjà le produit d’une réincarnation) et les morts (qui ne sont jamais totalement inactifs).
Si aujourd’hui l’île de Bubaque occupe la première place sur le plan administratif, l’île d’Orango, qui fut historiquement prééminente, demeure un centre rituel de la première importance. À Orango, le temple principal, où un feu brûle en permanence, renferme les sièges sacralisés de nombreuses générations de rois et de reines. Parmi ces reliques, celles de la reine Pampa sont les plus vénérées car en 1937, elle conclut un traité de paix avec les envahisseurs portugais.

La vie sociale des Bijagos est fondée sur l’existence de clans matrilinéaires et de classes d’âge auxquelles hommes et femmes accèdent à travers une vie rituelle intense qui implique de constantes prestations (en travail et en biens) des cadets envers les aînés2. Les Bijagos disent que les âmes (orebok) sont comme les fourmis qui transportent de la nourriture d’un endroit à un autre pendant toute leur vie. Les âmes ont besoin d’un support humain qui les nourrit et les apaise. Une naissance est la réincarnation d’un orebok : chaque personne doit la vie à un orebok non identifié, qui revient. Quand un enfant est conçu, on dit de son âme qu’elle est venue de la Gloire3 pour entrer dans le ventre de la femme. Une naissance est la réincarnation d’un orebok non identifié, qui est revenu. Les âmes des garçons morts avant l’initiation rôdent sur terre et harcèlent les vivants. Pour recycler ces âmes errantes, les femmes les incorporent et se chargent de leur faire franchir les différentes étapes initiatiques que ces garçons auraient dû franchir s’ils avaient vécu. Lorsqu’elles entrent en possession lors des rituels, l’âme du mort de substitue à celle de la femme et on appelle cette dernière par le nom du mort. Momentanément, la femme disparaît en se transformant en defunto : elle ne fait plus la cuisine, ni la lessive, ni n’accomplit aucune des tâches normalement assignées aux femmes. En somme, l’orebok d’un garçon mort prématurément est porté deux fois par un corps de femme : d’abord celui de sa mère puis celui de la femme qui d’une certaine manière le ressuscite. Entre 10 et 20 ans, les jeunes hommes appartiennent à la classe d’âge des canhocans, ensuite ils deviennent des cabarros, la classe d’âge qui précède l’initiation, comme l’explique dans le film le jeune Tempo, âgé de 28 ans. L’initiation se déroule en secret dans la forêt pendant 6 à 10 ans selon les îles. C’est seulement après qu’on devient adulte de plein droit. Avant l’initiation, les hommes s’habillent avec coquetterie, chantent, dansent et s’exhibent devant les femmes. De leur côté, les femmes passent par des périodes initiatiques aussi longues et aussi exigeantes que celles des hommes. Dans le film, la jeune Dina n’hésite pas à se plaindre de toutes les contraintes rituelles qui pèsent sur les jeunes. Nous accompagnons son père, Bras, un devin-guérisseur qui habite l’île de Bubaque -, lorsqu’il se rend dans l’île d’Orango, d’où est originaire son épouse, la mère de Dina. La règle veut qu’une de ses filles retourne régulièrement dans le village d’origine de la mère pour franchir les différentes étapes de son initiation.

Pendant le tournage du film, nos guides à Orango furent Bras et son ami Tekpanhe avec lequel il forme un duo complice, non sans un effet comique de renchérissement à la Dupond et Dupont. Les officiantes chargées de l’initiation féminine se réunissent dans le temple principal où, pendant les périodes d’initiation, toutes les femmes du village passent la nuit. Lors de leur initiation, les femmes sont rappelons-le, possédées par l’âme d’un jeune homme mort avant sa propre initiation. L’âme de ce dernier ne pourra pas partir vers la Gloire (la terre des ancêtres), à moins qu’une femme n’accomplisse les rites d’initiation à sa place. Chaque femme porte, pour des périodes de quelques mois par an et pendant toute sa vie, le « défunt » qui lui a été attribué. Ce n’est qu’à la mort de la femme que l’âme de son défunt peut rejoindre la terre des ancêtres. Le terme defunto s’applique à la fois au garçon disparu et à la jeune fille qui l’incarne et qui d’une certaine manière vieillit pour lui. Sans le concours des femmes, les âmes des garçons morts avant d’avoir été initiés risquent de rôder sur terre en menaçant la santé des vivants. Les femmes sont chargées de leur faire atteindre les différents grades initiatiques par lesquels ils auraient dû passer s’ils avaient vécu physiquement. Sans être, comme on a pu le dire parfois dans la littérature touristique, un « matriarcat », la société bijago, dans ses différentes variantes locales, consacre indéniablement le pouvoir féminin de procréer, de donner le jour à des filles et des garçons, mais aussi celui d’assurer l’initiation des garçons prématurément disparus qui, sans elles, n’accéderaient jamais à l’ancestralité4.

Ces femmes, quand elles sont possédées sont appelées « pirogues » et elles font, en dansant, le geste de ramer car elles sont chargées de transporter les âmes masculines vers l’au-delà. Quand une personne meurt, son âme part avec le coucher du soleil, vers l’horizon, vers la Gloire, le siège des âmes. Elle s’arrête sur l’île d’Unhocomo, la plus à l’Ouest de l’archipel pour un ultime adieu. Toute personne qui arrive à Unhocomo pour la première fois, doit se rendre au temple du village avant de boire ou de manger quoi que ce soit. Là, devant les divinités de l’île5, elle se soumet à un rite qui facilitera après son décès l’acheminement de son âme vers la Gloire. Le voyage des âmes est expliqué dans le film par un des officiants. Toutes les âmes doivent passer par le temple le plus à l’est de l’île de l’archipel située le plus à l’Est. Certaine n’y arrivent pas en raison de fautes rituelles ou d’incomplétude des cycles d’initiation. Elles deviennent des âmes errantes qui pleurent tout au long de leurs pérégrinations. Parfois les anciens arrivent à faire les offrandes nécessaires pour assurer leur voyage post mortem, d’autres fois, ils arrivent seulement à les apaiser provisoirement. Suite à un décès, chez les Bijagos comme chez la plupart des populations côtières de Guinée Bissau, on procède à l’interrogation du cadavre. On construit un simulacre du cadavre qui, transporté par deux spécialistes leur transmet ses réponses. Dans le film, on voit le roi Coïa, du village de Bruce, présider l’interrogation d’un mort. Par le moyen d’un sacrifice de poulet, il demande au mort d’entrer dans le simulacre qui a été placé sur un brancard mortuaire. Il l’interroge ensuite sur les raisons de sa mort. Le (faux) cadavre répond oui en se dirigeant vers le roi et en se penchant vers la droite, ou non en s’éloignant.
Une fois les causes de la mort élucidées, l’âme aura le chemin libre pour partir vers l’île d’Unhocomo puis pour s’en aller à la Gloire, au-delà de l’horizon.

1 Les films de cArgo #6, Naître Bijago (https://www.cargo.canthel.fr/les-films-de-cargo-6-naitre-bijago/). Voir aussi De Sousa, Alexandra. 1999. « Defunct women. Possession among the Bijagós islanders ». In Heike Behrend and Ute Luig (eds), Spirit possession, modernity and power in Africa. Oxford, James Currey, pp. 68-78.

2 Christine Henry a consacré une monographie aux Bijagos sous le titre : Les Iles où dansent les enfants défunts. Âge, sexe et pouvoir chez les Bijogo de Guinée-Bissau, Paris, CNRS, 1994.

3 Terme créole ; an-orebok en langue Bijago : la terre des ancêtres.

4 Françoise Héritier, qui a théorisé ce qu’elle a appelé la valence différentielle des sexes, se promettait de se pencher sur ce cas complexe de reproduction biologique et sociale ; les aléas de la vie ont fait que ce projet ne put se réaliser (voir Héritier Françoise, 1996, Masculin, Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob ; et 2002, Masculin/Féminin. Il : Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob).

5 Concernant les objets de culte Bijago, voir Gallois-Duquette Danielle, 1983, Dynamique de l’art bidjogo. Contribution à une Anthropologie de l’art des Sociétés Africaines, Lisboa, Instituto de Investigaçao Cientifica Tropical.

Jean-Paul Colleyn est anthropologue, membre de l’IMAF et directeur d’études retraité de l’EHESS. Ses travaux de recherche portent sur l’art et la religion en Afrique de l’Ouest (Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire, Togo).


Catherine de Clippel est photographe, ainsi que réalisatrice et productrice de films documentaires, pour lesquels elle a collaboré avec plusieurs anthropologues en Afrique de l’Ouest
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Alexandra de Sousa est chercheure en médecine et en anthropologie, elle a notamment travaillé sur la maternité chez les Bijago de Guinée-Bissau. Elle est aujourd’hui chef de bureau adjointe de l’OCHA en Éthiopie.

Titre : Le Voyage des âmes.
Date de réalisation : 1992
Durée : 30 min.
Disciplines concernées : Anthropologie, Ethnologie.
Langue : français, bijago.
Copyright et conditions d’utilisation : Jean-Paul Colleyn, Catherine de Clippel et Alexandra de Sousa, 1992. Tous droits réservés.

Saison 1

Les films de cArgo : Le Voyage des âmes
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